Proverbes dissertés

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Roger Gbégnonvi propose ici de commenter quelques proverbes de la langue fon, en les regroupant par thème. Voici l’introduction de cette rubrique qui nous permettra de voyager à travers les grandes thématiques de la parémiologie au pays des Fon du Bénin.

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Introduction

Sous la rubrique, peut-être mal nommée, de proverbe (LO) dissserté, nous parlerons, non pas des proverbes connus de tous, mais de ceux qui sont spécifiques aux locuteurs du fongbè au sud du Bénin, plus ou moins ressortissants de l’ancien royaume du Dahomey, ayant Abomey pour capitale. Mais qu’appelons-nous proverbes connus de tous ?

À brebis tondue Dieu mesure le vent.

En lieu et place, et sans s’être concertés avec personne, les locuteurs du fongbè disent :

Lan e ma ɖo sí a ɔ, Mawu wɛ nɔ nya sukpɔ n’i

À l’animal sans queue c’est Dieu lui-même qui chasse les mouches.

Tous, de part et d’autre, parlent de la Providence, qui veille sur tous sans exception ni acception. Mais chacun, de part et d’autre, parle de la Providence dans un contexte donné, dans un environnement particulier. Les brebis que l’on tond pour prendre leur laine, personne n’en a aucune idée à Abomey, Allada ou Ouidah, etc., entre 32 et 35 degrés à l’ombre. Mais les moutons, avec leur queue qui n’en mène pas large, et d’autres bêtes qui n’en ont même pas l’ersatz, voilà qui donne une idée nette de la tâche qui incombe à la Providence pour que les mouches ne les incommodent pas. Et c’est ainsi que brebis tondue et animal sans queue se donnent la main sous la providence de Dieu.

Les proverbes connus de tous, que nous appelons proverbes à un énoncé, disent, insérés dans la trame du discours, la sagesse de l’ordre établi, ils disent le chemin à suivre dans la vie, et ils le disent en se servant de ce que leur offrent la nature et la culture ambiantes. Les proverbes (LO) à deux énoncés, également insérés dans la trame du discours, se revendiquent de la même vocation, à la différence près – mais elle est énorme – qu’ils tournent ostensiblement le dos à la sagesse de l’ordre établi et à toute ligne tracée, pour mieux inviter à ne pas en retirer un seul iota, au risque de la catastrophe annoncée en filigrane.

Nyaɖe ɖò asitɔn xo wɛ bɔ xɔntɔn tɔn xo x’ɛ :

Mɛɖé ɖo tɔ́ tɔn xwé gba wɛ hun e gba x’ɛ !

Un quidam prête main forte à son ami en train de rosser sa femme :

Il faut prêter main forte à ceux qui détruisent leur patrimoine !

Voilà la structure, figée, du proverbe à deux énoncés. D’une part l’action et, d’autre part la réaction. Une réaction tout à fait inattendue, en déphasage parfait avec la norme, avec l’éthique. Une réaction déviante.

D’où le rire que déclenche toujours et nécessairement le LO à deux énoncés. On devrait peut-être pleurer, mais l’on rit plutôt. Il s’agit d’un rire profondément moqueur, d’un rire punitif, qui indique à l’individu déviant que la seule chose qu’il ait à faire est de revenir immédiatement à la ligne tracée par le groupe, par la société, s’il ne veut pas disparaître, s’il ne veut pas ‘‘qu’on le disparaisse’’ pour que vive le groupe, pour que vive la société. Et c’est pourquoi, éclaboussant d’ironie, porteur tout à la fois de scandale et de sarcasme, le proverbe à deux énoncés court sur toutes les lèvres, notamment sur celles des mamans désireuses de redresser la bretelle à leurs enfants capricieux, turbulents et déviants. Le LO à deux énoncés est taillé sur mesure pour dire aux gamins et gamines que, s’ils suivent André Breton dans sa consigne de ‘‘respecter chaque individu dans sa folie du moment’’, ils mettent le monde à mal. Ils mettent le monde sens dessus-dessous, et que personne n’est disposé à les laisser faire. Bien entendu, la leçon, et donc le LO, vaut aussi et d’abord pour les adultes qui jettent à terre les tables de la loi, au vu et au su de tout le monde. Et c’est ainsi que, paradoxalement, le LO à deux énoncés est maître de sagesse et de bonne conduite au même titre que le LO à un énoncé.

Un autre paradoxe du LO à deux énoncés est que son rire punitif est également et parfaitement récréatif. C’est l’individu qui s’en donne à cœur joie – verbalement, s’entend – de taper dans le mil, de jeter par-dessus bord tout l’ordre établi dont il se sent brimé, oppressé, opprimé. Il ne faut pas oublier en effet que le LO à deux énoncés est spécifique aux locuteurs du fongbè, qu’il a pour origine Abomey, ‘‘royaume militaire remarquablement organisé’’ (Robert, t.2, entrée Abomey). Et il est vrai qu’il est difficile de trouver société plus hiérarchisée que celle des Fon, difficile de trouver société plus sévère que celle des Fon pour les ‘‘désordres’’ de l’individu. Le conformisme est la règle, il n’y a de loi que celle du groupe, dont il va de soi qu’on ne se détache pas. Soumission ou disparition. Or l’individu existe bel et bien et ne veut pas disparaître/mourir, et veut pouvoir ‘‘respirer’’ par rapport au groupe. Ne le pouvant pas, il aura inventé le LO à deux énoncés, qui lui permet de se gausser impunément de tout l’ordre établi. Mais il y a fort à parier que c’est le groupe lui-même qui, dans un élan de sagesse haute, aura inventé la soupape du proverbe à deux énoncés pour permettre à l’individu de ‘‘faire des siennes’’, d’y aller – verbalement, s’entend – de ses vagues et de ses outrances, afin que, à force de contrainte et de compression, la marmite sociétale ne vole pas en éclats. Rien de tel en effet qu’une révolution pour libérer les énergies que l’on tient à canaliser, à réprimer ; il vaut donc mieux prévenir la révolution, en lâchant du lest, que d’avoir á fuir devant elle pour s’être cramponné mordicus à l’ordre établi oppressant.

Il est donc juste et bon que ce soit toujours le punitif (du groupe) qui l’emporte. Mais est-il si sûr que le récréatif (de l’individu) ne laisse pas des traces ?

Du point de vue du caractère punitif du rire, le LO à deux énoncés peut servir d’illustration à la notion d’antégorie, en ce qu’il exprime le contraire de ce qu’il pense et veut qu’on entende. C’est ce qu’on pourrait appeler la ‘‘preuve par l’absurde’’, ou encore le bien connu castigat ridendo mores. Mais peut-on rire quotidiennement des mœurs, peut-on se moquer d’elles à tous les coins de conversation, sans les égratigner durablement ? Peut-on, par jeu et pour le rire, les descendre régulièrement, quoique momentanément, de leur piédestal sans finir par oublier, négligemment, quelques-unes au pied de la stèle ? Et s’il y avait du cartésianisme subtil dans l’air ostensiblement délétère – au premier degré du moins – du proverbe à deux énoncés ?

Par la raison, Descartes a fait table rase de toutes les idées reçues. Par la raison, appuyée sur le cogito ergo sum, qui n’est pas une idée reçue ou qui est la seule idée prétendue non reçue, il récupère sur la table toutes les idées reçues. On pousse un ouf de soulagement. Car l’opération était risquée en ce que le philosophe aurait pu ne pas récupérer toutes les idées. En tout cas, depuis son doute méthodique, Descartes reste un potentiel fauteur de trouble, que ne saurait accompagner l’odeur de sainteté. De même est problématique le côté récréatif du rire du LO à deux énoncés. Tous les jours, à chaque tournant du discours, les rieurs, qui ne feraient que rire, s’en prennent aux bonnes mœurs et aux idées reçues sans que l’on puisse les punir – parce que ce qu’ils disent est permis – et sans que l’on sache très bien ‘‘où tout cela va nous conduire’’. Les révolutions qu’on n’attend pas et qui éclatent soudain étaient bien en gestation quelque part, à l’insu des sages et des bien-pensants qui, ne sachant pas rire, n’ont jamais rien vu venir.

Le côté récréatif du LO à deux énoncés est d’ailleurs si potentiellement corrosif (au détriment du punitif reconstructif) qu’il lui est absolument interdit de franchir le seuil du temple. Au moment de l’élévation vers Dieu ou vers les divinités, il ne peut être question de la moindre ambiguïté, de la moindre ambivalence langagière. Halte au malentendu, halte à toute plaisanterie ! Ni ironie ni sarcasme. Ici, on prie. Tout discours a besoin du LO à un ou deux énoncés comme certification de sa vérité. Mais il n’y a pas de place ici pour le LO à deux énoncés. Et alors même que le LO à un énoncé peut servir de base à l’incantation, qui est une prière pour forcer la main à la divinité,

Nù go sín ji nɔ jɛ awadamɛ ǎ

Ce qui tombe à la verticale ne saurait se retrouver au creux de l’aisselle

Jamais l’on ne commettrait le sacrilège de faire appel au LO à deux énoncés pour un tel office au sens de prière, d’invocation adressée à la divinité. Comment prendre là, en ce moment de gravité et en ce lieu de confirmation de toutes les idées reçues, de tous les anathèmes et de tous les tabous, comment prendre le risque de laisser entrer André Breton pour ‘‘ruiner les idées de famille, de patrie, de religion’’, comme le fait allègrement le LO à deux énoncés ! Hors donc du temple, et qu’il aille se faire voir ailleurs, danser ailleurs la bamboula avec les rieurs dépoitraillés, hommes et femmes sans foi ni loi, sans religion, comme lui-même.

The last but not the least, malgré les apparences, l’on ne doit jamais confondre le proverbe à deux énoncés avec une simple plaisanterie. La plaisanterie, c’est le sramɛ, qui n’a rien à voir avec le LO à deux énoncés, même si lui aussi met les pieds dans le plat, en se payant – verbalement, s’entend – la tête des ‘‘gens bien’’ de la société. Ainsi par exemple :

Le général de Gaulle reçoit en grandes pompes le Président du Conseil, Justin Ahomadégbé (1964-1965). Lors du défilé populaire donné en son honneur sur les Champs-Elysées, des étudiants dahoméens séjournant à Paris se mêlent à la foule et brandissent des pancartes violemment hostiles à leur chef de gouvernement. Le sang de celui-ci ne fait qu’un tour à la vue de ces enfants sans éducation, et il grommelle à plusieurs reprises : minɔ lɛ yɔ mê nyɔ, ce qui peut se traduire, sauf le respect dû au Président du Conseil, ‘‘fils de p…, allez-vous faire enc…’’ Entendant grommeler au-dessous de lui, le général de Gaulle se penche vers son hôte, et lui demande : ‘‘Pardon, Monsieur le Président, vous avez dit ?’’ Ce à quoi l’interpellé répond, en tout bien tout honneur : ‘‘Rien du tout, mon Général, c’était une simple interjection dans notre langue’’.

Personne ne prendra la peine de démontrer que cette histoire (sramɛ) est fausse d’un bout à l’autre. Personne ne prendra la peine de démontrer qu’elle a été inventée de toutes pièces pour démontrer que Justin Ahomadégbé n’avait cure de corriger tant soit peu son franc-parler rude et frustre, qu’il fût face aux petits paysans d’Abomey ou à côté d’un des géants de la terre. Personne ne prendra la peine de nier l’évidence que cette histoire, qui n’a besoin d’aucun LO pour certifier sa vérité, eût pu donner naissance à un LO à deux énoncés :

Ahomaɖégbé wɛ do nubyaxa nu de Gaulle :

Eo, mɛɖaxo, jò xó dó, nyɛ ɖɔ mɔ pkowun wɛ !

C’est Ahomadégbé répondant à de Gaulle :

Eh grand type, laisse tomber ; moi j’ai parlé seulement !

Car, et alors que les proverbes à un énoncé se veulent paroles graves, normatives et, pour cela, vieilles comme le monde, les proverbes à deux énoncés portent volontiers des marques de la modernité et de l’historicité datée, ils sont avec nous dans la poussière et la chaleur de tous les jours, et ne se formaliseraient pas d’être entendues comme paroles légères et joyeuses, naissant au petit bonheur la chance pour dire avec Camus, à leur manière subtile et ingénue, que ‘‘l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme’’.

Entrons à présent dans leur temple singulier, où se mêlent sagesse et rire, pour ne faire qu’un au service de la vie.

Douce ironie ! toi seule est pure, chaste et discrète… Tu es maîtresse de

Vérité, tu sers de providence au Génie, et la Vertu, ô déesse,

c’est encore toi.

Viens, souveraine…

priait et suppliait Pierre-Joseph Proudhon en sa prison de Sainte-Pélagie.

Roger Gbégnonvi

 

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Ahlwikpɔnuwa

Ahlwikpɔnuwa

Princesse de Liberté

Le nom propre d’Ahwlikpɔnuwa, porté par la seule héroïne incontournable des Lo à deux énoncés, pourrait s’entendre dans deux sens, très proches l’un de l’autre : soit jeune fille au comportement de panthère, soit jeune fille issue des œuvres de la panthère. L’un et l’autre sens renvoient clairement à l’origine – nécessairement noble et glorieuse – du peuple fon, issu de la rencontre violente et sublime, en pleine brousse, entre la princesse Aligbonu (de son vrai nom Pɔsu Aɖùwɛnɛ) et une panthère mâle nommée Agasú. Cette fille du roi de Tado, petit village dans l’actuel Togo d’où sont partis les ancêtres des Fon, était allée chercher du bois mort dans la forêt de Pove Zùngó, et c’est là que l’a surprise l’extraordinaire événement. Y aurait-il un lien quelconque entre Aligbonu et Ahwlikpɔnuwa ? Si oui, ce lien ne pourrait être que légendaire et mythique, à l’image de l’événement censé s’être déroulé dans la forêt de Pove Zùndó. Mais ce n’est pas ainsi que l’entendent les Fon, prompts à concéder à Ahwlikpɔnuwa une existence réelle et historique.

Sans doute portés par cette tendance, Segurola et Rassinoux, dans leur Dictionnaire fon-français, présentent Ahwlikpɔnuwa comme ‘‘Princesse d’Abomey, célèbre pour son originalité et son esprit de répartie. La tradition lui prête nombre de boutades passées en proverbes.’’ Les choses sont loin d’être aussi simples dans la tradition orale, dont les Lo – et notamment les Lo à deux énoncés – constituent un chapitre important. Ahwlikpɔnuwa anime une trentaine de Lo à deux énoncés, ce qui est un record absolu car aucun autre personnage, réel ou irréel, portant un nom propre, n’en anime autant dans un recueil de plus de sept-cents Lo à deux énoncés. L’exploration des dix-huit, pour le moment répertoriés dans ce recueil daté de 1983, et auxquels l’héroïne donne son nom, ne laissent pas le sentiment d’une Ahwlikpɔnuwa ayant vraiment existé, et existé comme princesse d’Abomey. Certes, elle s’entretient, et même en tête à tête, avec le monarque :

Dada ɖɔ nu Ahwlikpɔnuwa ɖɔ Zojagé hɛn ahwan wá :

-Enyí hwi wɛ ba ahwan ɔ, nu jɛn a bà! É ka nyí xwíí a ɖè bɔ

ahwan wá ba we ɔ, nù jɛn ká bá wè !

Le roi d’Abomey confie à Ahwlikpɔnuwa que les Blancs lui ont déclaré

la guerre :

-Si c’est toi qui as cherché la guerre, eh bien, tu t’es cherché des ennuis !

Mais si la guerre est venue te chercher alors que tu étais tranquille, eh bien,

tu as des ennuis !

Quand on sait que le Lo à deux énoncés joue sur le registre du merveilleux, fait parler et agir tout l’univers, les animaux et les hommes, les manants et les rois, les plantes et les lianes, les calebasses et les gourdes, ce tête-à-tête ne représente pas un lieu historique. D’ailleurs la désinvolture de la réponse suffit à dire l’irréalité de l’entretien. Nul en tout cas n’imagine Béhanzin (il ne peut s’agir que de lui) s’ouvrir à une femme, qui plus est une ‘‘gamine’’, fût-elle princesse, de ses problèmes avec la France conquérante. Il en parlait avec ses généraux et ses grands devins, éventuellement avec les missionnaires catholiques au premier rang desquels le père Dorgère. Si un tel entretien a jamais eu lieu, le grand roi se sera grandement trompé d’interlocutrice et aura bien mal placé sa confiance, car

Ahwlikpɔnuwa nyì hwàn dó hɔnmɛ :

-Dagbe kɛɖɛ wɛ nɔ kanxwébyɔ !

Ahwlikpɔnuwa jette des pierres sur le palais royal :

-seul le bien fait des salamalecs !

Il n’en fallait pas tant pour avoir la tête tranchée. Or l’impertinente Ahwlikpɔnuwa, non seulement garda la sienne, mais survécut à la défaite et à l’exil de Béhanzin.

Ahwlikpɔnuwa zɔn ahan jɛ, b’ɛ jɛ yovo han wa n’í :

-Hwetɛnu nyɛn ka na ɖa bɔ yovo na wá jɛ ?

Ahwlikpɔnuwa commande à boire, et on lui achète de la boisson

importée d’Europe.

-Quand l’Européen viendra-t-il acheter de la boisson produite par moi ?

Au temps de l’esclavage, Abomey n’a connu de spiritueux importé que le tafia portugais, qui faisait partie des monnaies d’échange contre le bois d’ébène, et que l’on imagine réservé au roi et à son cercle intime. Or le Lo ci-dessus suppose l’alcool en vente libre. Cela ne fut possible que sous la colonisation, longtemps après la victoire du général Dodds sur Béhanzin en 1894. Longtemps après, car la priorité de la France victorieuse ne fut quand même pas de libéraliser la vente de ses alcools à Abomey, Ouidah, Porto-Novo ou Cotonou. Elle s’empressa plutôt d’interdire le spiritueux local, le sodabi, dont la distillation nécessitait l’abatage des palmiers, utiles à produire l’huile de palme, qu’elle exportait pour la fabrication du savon de Marseille. En outre ce proverbe fait apparaître Ahwlikpɔnuwa comme une nationaliste sourcilleuse, inspiratrice potentielle des grandes assemblées d’étudiants dahoméens à Paris réclamant à coups de motions l’indépendance totale de leur pays. A moins que ce proverbe à relent patriotique ait pris naissance à cette époque dans ce milieu estudiantin et que l’on ait jugé très opportun de le faire porter par Ahwlikpɔnuwa.

Se pose de toute façon la double question de la longévité et du lieu de résidence d’Ahwlikpɔnuwa au moment où elle estime incongru de lui faire consommer un spiritueux d’importation, comme la même double question se pose à propos des deux Lo que voici :

E xɔ sɔ nu Ahwlikpɔnuwa :

-Nu è mɛɖé má wa kpɔn à lɔ, nyɛn wɛ na wà á.

On fait don d’un cheval à Ahwlikpɔnuwa:

-Que nul ne compte sur moi pour faire ce que personne n’a jamais fait.

Sɔ bu nú Ahwlikpɔnuwa b’ɛ yi ba ɖò koklo xɔ mɛ :

-Nubunanɔn tuun xɔ e mɛ é na mɔ ɖé ɔ á.

Ahwlikpɔnuwa perd son cheval et s’en va le chercher dans le poulailler :

-Celui qui recherche ce qu’il a perdu ne sait pas où il va le retrouver.

Si elle a pu voir et toucher un cheval dans l’une des localités méridionales citées plus haut, ce ne put être que grâce à un gouverneur ou à un commandant, coloniaux, qui l’auront fait venir de la région septentrionale, Djougou ou Nikki, pour leur plaisir équestre. A moins que la jeune dame se soit retrouvée à Djougou ou à Nikki en partant de quelque ville du sud, ce qui, pour l’époque, représente un voyage périlleux de plusieurs jours. A moins que, une fois de plus, ce proverbe et celui qui le précède ne datent de l’époque moderne des voies ferrées ou bitumées pour des trains d’antan, des taxis et bus étonnants.

On comprend qu’Ahwlikpɔnuwa ne se soit pas bien occupée du cheval et l’ai laissé disparaître puisque, manifestement, ce fut un don qui l’embarrassa quelque peu. Mais si se justifie le désarroi de celui qui veut retrouver ce qu’il a perdu et qui introduit, pour cela, sa tête partout, point ne se justifie son idée à elle d’aller chercher un cheval dans un poulailler. Dans toute la région considérée, du sud au nord, les poulaillers sont si exigus qu’un cabri ne saurait y entrer et y tenir sur ses quatre pattes. De ce point de vue, il est plus logique de chercher une aiguille dans une botte de foin qu’un cheval dans un poulailler.

Et puis, l’on ne reste pas sans être fortement intrigué par son ‘‘ce que personne n’a jamais fait’’, et que, elle non plus, ne fera. Pour une fois, elle est au diapason de tous, et l’on s’en féliciterait. Mais, sincèrement, à quoi pense-t-elle ? Un cheval, on le monte ou on ne le monte pas. Ahwlipkɔnuwa, aux idées bizarroïdes, n’est quand même pas allée jusqu’à imaginer l’inverse ! Ou alors, c’est que des jeunes gens, farceurs impénitents, lui auront poussé sous les yeux un étalon bien en forme, pour stigmatiser son incongru célibat, étant donné qu’on ne lui connaît pas de mari, alors que, dans le contexte d’Abomey et des cités semblables, toute femme doit en avoir un pour mériter le nom de femme. Sa décision de rentrer dans les rangs en s’interdisant de faire ‘‘ce que personne n’a jamais fait’’ est, en principe, de nature à rassurer. On reste pourtant perplexe car, ce n’est pas de ses habitudes.

Et il est vrai que les Lo à deux énoncés ont plus d’un tour dans leur sac. Coutumiers du brouillard, du flou, du non-dit cocasse, graveleux, gaillard, voire monstrueux, ils laissent entrevoir des choses fortes, dures, inadmissibles, qui caracolent pourtant dans l’imaginaire sain des hommes et des femmes tout à fait normaux et au-dessus de tout soupçon. Suggérée au détour d’une conversation parfaitement anodine et innocente, l’improbable et indicible transgression jette une lumière rouge aveuglante sur l’enfer de la conscience humaine, cet endroit où personne n’ose regarder ou avouer qu’il y regarde parfois. Alors le rire éclate, un rire homérique, punitif et récréatif, plus punitif en l’occurrence que récréatif, pour parer à tout effondrement possible de l’humain, à tout glissement trop prononcé de l’humain vers l’animal, car il y suffit déjà du fait brutal et animal présent partout, présent même sur les lieux de la genèse mythique des Fon. Et s’il arrive que le rire, en pareille occurrence, se fasse plus récréatif que punitif, c’est que l’on n’ose pas envisager d’avoir à punir une pareille chose. Punir qui de quoi ? C’est si énorme. Rien n’est dit, rien n’est montré, et tout le monde admet, bien volontiers, qu’il vaut mieux rire de l’idée que d’avoir à pleurer de la réalité.

La brève enquête conduite pour savoir qui est précisément Ahwlikpɔnuwa n’a pas abouti. Mais c’est un échec heureux, puisqu’il aura permis de cheminer de plain-pied avec la jeune dame au fil de quelques Lo qu’elle habite et anime avec compétence. Ahwlikpɔnuwa n’a ni lieu ni mesure. Elle est semblable à ‘‘une force qui va’’. Son lieu de résidence est ‘‘le monde entier des choses’’. Sa mesure est la mise en joue de ce monde entier des choses et des convictions acquises, des choses qui marchent, qui tiennent la route, qui vont sans dire, qui vont de soi, qui tombent sous le sens, toutes expressions d’acceptation paresseuse et passive de ce monde entier des choses, le monde entier des convictions reçues et admises sans aucune forme de procès personnel, sans la moindre tentative de subversion individuelle et consciente, quitte à revenir, de guerre lasse, à la nécessité de la stabilité collective.

Hors de l’épisode de l’exhibition du cheval, les routiniers et routinières de ces sentiers battus et rebattus sans réflexion, sans discussion et sans remise en cause envisagée, auront sans doute essayé de persuader la rebelle de ‘‘se caser’’ (‘‘ça va la calmer’’), en se prenant un mari ainsi que le veut la loi du groupe pour enfin mériter respect et considération de la part du groupe, et devenir elle-même fréquentable. La réaction d’Ahwlikpɔnuwa est sibylline et claire sur un fond à la fois léger et définitif.

Ahwlikpɔnuwa klɔ afɔ ɖokpo bo jo afɔ ɖokpo dó :

-Nu e nyɔ din vi lɛ nukun mɛ ɔ, mɛɖé tuun á.

Ahwlikpɔnuwa se lave un pied et laisse l’autre crotté :

-Nul ne sait ce qui plaît à la jeunesse d’aujourd’hui.

Ce n’est décidément pas ainsi qu’elle trouvera preneur. Mais l’essentiel du proverbe est ailleurs. Les hommes (ce sont eux ‘‘la jeunesse d’aujourd’hui’’), amateurs de femmes comme ils peuvent l’être de n’importe quoi, savent-ils vraiment ce qu’ils veulent de femmes et des femmes en régime de polygynie (abusivement appelée polygamie) sans le parallèle de la polyandrie autorisée en creux comme en relief par la proclamation urbi et orbi de l’égalité de l’homme et de la femme ? Dans leur harem d’épouses et de maîtresses, maîtresses dites sobrement ‘‘seconds bureaux’’, ils disposent, pas tout à fait côte à côte mais presque, des grosses et des minces, des épaisses et des plates, des grandes et des petites, des claires et des sombres. Car la femme, pour eux, n’est qu’un objet à posséder sous ses aspects les plus divers, même quand ils montrent une prédilection pour tel aspect donné. Ils vous lèchent de mille et un regards et vous saoulent de paroles capiteuses. Ô ‘‘tɔn nú hwe cí cè’’ (mon soleil qui fait pâlir le soleil), ô ‘‘vɔvɔ nɔ ba kɛn ce’’ (ma claire de peau enviée et jalousée), ‘‘un mɔ wè ɔ hun ce nɔ xo gan kenwun, kenwun, kenwun’’ (à ta vue mon cœur tintinnabule), et leur académicien de Senghor d’écrire, tout lyrisme dehors, ‘‘Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle’’, des phrases que l’on dirait sorties tout droit du Cantique des Cantiques, dont ils ignorent jusqu’á l’existence, phrases auxquelles semble répliquer Dalida, donnant la main à Ahwlikpɔnuwa par-dessus les âges et les continents, pour dénoncer avec la rebelle le creux et le non sérieux des hommes amateurs de femmes comme ils le sont de n’importe quoi : ‘‘Paroles, paroles, paroles…’’

Il n’empêche : les hommes vous en remettent tant et si bien qu’ils finissent par vous charmer pour de bon ou, fatigués de parler, ils anéantissent votre capacité de résistance par des incantations à l’efficacité éprouvée. Vous acceptez leur main tendue. Ils vous dotent. Vous devenez une de leurs épouses légitimes. Vous le devenez même en grandes pompes. Mais au troisième jour de la lune de miel, le premier verdict tombe. ‘‘Ces vêtements qui donnent du relief à ton corps, tu ne peux plus les porter sous mon toit’’- ‘‘Je ne peux plus quoi ?’’- ‘‘Je dis que le bordel, c’est fini maintenant !’’- ‘‘Moi, bordel ?’’ L’interrogation outrée tombe dans le vide car, ayant dit, le mari déleste la valise de son ex-dulcinée de tout ce qui brille et qui la faisait briller, et envoie le butin à sa sœur devenue la belle-sœur de la nouvelle épousée. Et au quinzième jour de la lune de miel, la première gifle claque, et l’ex-dulcinée voit trente-six étoiles très différentes de toutes celles envisagées et promises au temps du lyrisme senghorien. Quand les ‘‘corrections’’ monteront en puissance et se transformeront en coups et blessures et qu’elle sera éjectée de la moustiquaire une nuit de colère, elle retournera, en tout bien tout honneur, à ses pénates paternels. Outre-mer, elle est recueillie dans une maison pour femmes battues. Ici, sous les tropiques où le progrès lambine, elle retourne chez son père pour y attendre les négociations qui la feront retourner chez son mari, ce qui représente une solution nécessaire quand elle est déjà plusieurs fois mère et qu’il est évident qu’aucun nouvel homme ne voudra prendre ce ‘‘taxi déjà chargé’’.

L’enfer de la conscience étant l’endroit où l’on s’interdit soi-même d’aller voir, aucune femme sous les tropiques, à Abomey et dans les cités semblables, ne saurait dire clairement la souffrance qu’elle porte, avec consentement résigné et joie feinte, en termes d’épousailles forcées, de lévirat imposé, de maternités obligatoires, d’ecchymoses et de boursouflures que certaines de ses semblables, sans aucune prétention à aucun stoïcisme, l’invitent à intégrer comme stigmates de l’amour : ‘‘Si ton mari ne te frappe pas, c’est qu’il n’est pas jaloux et qu’il ne tient donc pas à toi. Un mari qui aime, ça cogne, ainsi tu sais qu’il t’aime.’’ Quant à la mère de la renvoyée, repue d’âge et de sagesse et qui sait de quoi (ou de qui) elle parle, elle n’a de cesse de répéter à sa fille revenue à la maison : ‘‘Ils sont tous comme ça, on ne les changera pas. Retourne sous son toit, c’est mieux pour toi.’’

Au nom des pouvoirs élargis que l’inconscient collectif lui a conférés, Ahwlikpɔnuwa, conscience supérieure, conscience des consciences (sans être Dieu parce que nous sommes quand même sur le plancher des vaches – encore que ce soit toujours par le principe féminin du couple créateur, Mawu, que les Fon désignent Dieu), Ahwlikpɔnuwa va voir partout quelle est la vérité profonde dans le monde entier des choses, quel est ce qui grouille de souffrances subies et non dites, d’insatisfaction et de frustration, d’hypocrisie cultivée et entretenue, de colère et de révolte rentrées, derrière les apparences de la bienveillante soumission à l’ordre établi. Elle est descendue donc dans l’enfer de la conscience des femmes et a vu le nœud de vipères entortillées par les hommes. A sa remontée, elle a dit qu’elle ne veut pas de ce pain-là. Elle a décidé de rester célibataire et, ce qui est un comble à Abomey et dans les cités semblables, de rester célibataire sans enfant car, dans son rejet de la société telle qu’elle est, il n’y a pas d’allusion à sa progéniture. Passe encore qu’elle ne veuille pas se prendre un mari, comme toutes les femmes doivent le faire. Mais refuser de faire ‘‘deux enfants au moins’’ avec quelque homme de passage, pour donner la preuve qu’elle peut faire mieux que balayer sa case ! Tout de même ! De toute façon, celle-là ne fait qu’à sa tête. Elle se gausse de toutes les conventions qui tiennent la société debout et solide.

E kanbyɔ Ahwlikpɔnuwa ɖɔ axi wɛ é wá aji

-Nùkanbyɔ , xo wɛ  nɔ gɔ nú wé à ?

L’on demande à Ahwlikpɔnuwa si elle aussi est venue au marché :

-Te rassasierais-tu à poser des questions ? (sous-entendu idiotes).

Aucune évidence ne trouvera donc grâce à ses yeux ! Depuis toujours et pour toujours, on salue les gens ‘‘à fɔn à’’ (es-tu réveillé ?) parce qu’on les voit précisément réveillés, ‘‘a ɖò finɛ à’’ (tu es là ?) parce qu’on les voit précisément là, assis devant leur porte, ‘‘a ɖò yiyi wɛ à’’ (tu passes ton chemin ?) parce qu’on les voit précisément passer leur chemin, etc… C’est la coutume, la tradition, la règle, la politesse élémentaire. Pourquoi se moque-t-elle de tout, y compris de la politesse élémentaire ? Elle exagère. Et comme on aime à le dire dans son pays, en français dans le texte, pour que les choses soient claires et condamnées comme il se doit, elle exagère trop. Oui, trop c’est trop ! Et quelqu’un, sans doute un homme courageux, aura pris ses responsabilités à l’encontre de la jeune dame qu’il est temps de neutraliser, pour la mettre hors d’état de nuire à tout le monde et à son père.

È srɛ nu nú Ahwlikpɔnuwa bo y’avi :

-Nù nɔ sù nusrɛtɔ nukun mɛ !

Un quidam bâillonne Ahwlikpɔnuwa et pleure :

-Comme le bâllonneur se prend donc au sérieux !

Au sérieux ou au tragique ? Laissons quelques instants Ahwlikpɔnuwa, qui se moque de tout, qui se moque même qu’on la torture. Préoccupons-nous un instant du tortionnaire. Paradoxe dans le paradoxe du LO à deux énoncés : celui qui pleure, c’est le tortionnaire et non sa victime ! Il pleure, alors que le bâillonnement qu’il impose à la jeune dame doit ramener enfin l’ordre dans la cité en réduisant au silence la passionaria de la dissidence pour dissuader définitivement les candidats à la dissidence. Se sera-t-il rendu compte soudain qu’il est absurde de choisir entre l’ordre et la liberté, absurde de choisir l’un contre l’autre ? Se sera-t-il rendu compte soudain de l’injustice de sa brutalité contre une femme innocente de toute voie de fait sur qui que ce soit, et dont le seul tort serait de constater et de dire que le monde est retors ? Se sera-t-il rendu compte soudain que c’est soi-même et sa propre aspiration au grand-large qu’il vient de bâillonner ? Se sera-t-il rendu compte soudain de la totale inanité de son acte, inapte à arrêter le mouvement intérieur qui porte tout homme et toute femme vers l’ailleurs de l’existence ?

Le sarcasme d’Ahwlikpɔnuwa sous la torture tient du stoïcisme rigolard. Le stoïcisme rigolard des femmes battues qui préfèrent tenir leur chéri de mari fouettard pour leur bienfaiteur, pour ne pas devoir tomber sous le coup de l’humour mordant de Jésus : ‘‘Tu as bien fait de dire : ‘je n’ai pas de mari’, car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; en cela tu dis vrai.’’ (Jean, 4/18). Et elles diraient, pour stigmatiser la Samaritaine et confirmer qu’elle a ‘‘trop exagéré’’, elles diraient : ‘‘Quelle longueur de vie a-t-on pour s’éreinter et se rendre malade à chercher le mari bon ?’’ Et il est vrai que pour elles et pour leur ‘‘chéri’’, l’espérance de vie sous les tropiques est à très courte vue. Aussi s’en remettent-elles au stoïcisme rigolard de la société fon ployant sous le poids des conventions sans concession du groupe, marchant en rangs serrés sur les lignes tracées sans concertation avec les individus, mais alignée avec rire moqueur et sourire goguenard derrière son amazone d’Ahwlikpɔnuwa pour snober les puissants et les magistères et dire aux auteurs de bâillonnement et d’enchaînement que la liberté l’emportera toujours.

C’est si peu dire qu’Ahwlikpɔnuwa est une princesse d’Abomey ; elle est un être proverbial, un être de légende, un être mythique. Ahwlikpɔnuwa est le porte-étendard de la contestation joyeuse du ‘‘monde entier des choses’’. Amazone chevauchant les LO à deux énoncés, elle brocarde tout ce qui va de soi, Elle est le porte-étendard des individus partis en rigolant à l’assaut du groupe légiférant. Elle est possibilité de transgression de la loi, laquelle possibilité rend nécessaire la loi. Par la dérision qu’elle porte et que, à tout bout de conversation, elle déverse sur les convictions héritées et sur les raisons camisole-de-force – car enfin, pourquoi toujours la main à la pâte et parfois seulement les pieds dans le plat ? –, Ahwlikpɔnuwa alimente, anime une insurrection souterraine permanente pour assurer, tous azimuts et dans un combat à mains nues, la bonne santé du ‘‘monde entier des choses’’ et des hommes, pour que droit reste à la vie et à l’individu, et que soit empêchée la sclérose du corps, de l’âme et de l’esprit. Ahwlikpɔnuwa est Princesse de Liberté.

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Illustration : Romuald Hazoumè, Rat Singer, second to God, (2013), mixed media.